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Paul posa les mains sur les roues du fauteuil, sans très bien savoir où il avait l’intention d’aller ni, une fois qu’il y serait, ce qu’il envisageait de faire – se rendre à la cuisine, peut-être, et y prendre un couteau ? Non pas pour essayer de la tuer elle, oh non. Elle jetterait un coup d’œil sur le couteau puis retournerait dans la grange prendre la Winchester. Pas pour la tuer mais pour échapper à sa vengeance en s’ouvrant les poignets. Il ne sut jamais s’il en avait eu l’intention ou non, mais en revanche cela paraissait être une sacrée bonne idée, car c’était le moment ou jamais de sortir de scène. Il en avait jusque-là de perdre des morceaux de sa personne à chacune de ses crises de fureur.
C’est alors qu’il vit quelque chose qui le laissa pétrifié sur place.
Le flic.
Le flic était encore vivant.
L’homme leva la tête. Il avait perdu ses lunettes de soleil. Paul pouvait maintenant voir ses yeux ; pouvait se rendre compte à quel point il était jeune, à quel point il souffrait, à quel point il était terrorisé. Des rigoles de sang coulaient sur son visage. Il réussit à se mettre à quatre pattes, retomba, se redressa de nouveau avec la plus grande peine. Puis il entreprit de ramper en direction de son véhicule.
II parcourut laborieusement la moitié de la faible pente herbeuse qui séparait la maison de l’allée, perdit l’équilibre et s’effondra sur le dos. Il resta ainsi un instant, jambes repliées, l’air aussi impuissant qu’une tortue renversée. Il roula alors lentement sur le côté et s’attaqua à l’horrible tâche qui consistait à se remettre à genoux. Le sang assombrissait la chemise et le pantalon de son uniforme ; les marques s’agrandissaient lentement, et se rejoignaient pour former des taches plus grandes encore.
Le Smokey atteignit l’allée.
Soudain, le ronflement de la tondeuse à gazon enfla.
« Attention ! » cria Paul de toutes ses forces. « Attention, elle revient ! »
Le flic tourna la tête. De l’inquiétude vint s’ajouter à l’expression hébétée de son visage, et de la main il agrippa son revolver. Il le dégagea – quelque chose d’allongé et de noir avec un long canon et une poignée de bois brun foncé – et c’est alors que Annie réapparut, assise bien droite sur le siège et conduisant la tondeuse aussi vite qu’elle pouvait.
« descendez-la ! » hurla Paul. Mais au lieu de tirer sur Annie Wilkes avec son vieux et gros et sale
(oiseau)
pétard, sa main s’empêtra sur l’arme et la lâcha.
Il tendit le bras pour la rattraper. Annie fit un crochet et vint passer sur sa main et son avant-bras. Un stupéfiant jet de sang jaillit du carter d’évacuation d’herbe de la machine. L’enfant, dans le policier en uniforme, se mit à crier. Il y eut un clang ! perçant quand la lame de la tondeuse frappa le pistolet. Puis Annie grimpa sur la pente pour tourner plus vite et son regard vint rencontrer un instant celui de Paul. Paul qui comprit ce que ce très bref échange signifiait. Tout d’abord le Smokey, lui ensuite.
Le jeunot gisait de nouveau sur le côté. Lorsqu’il vit la tondeuse qui fonçait sur lui, il roula sur le dos et poussa frénétiquement des talons dans la poussière de l’allée pour tenter de se glisser sous la voiture, là où elle ne pourrait l’atteindre.
Il n’eut même pas le temps de s’en approcher vraiment. Annie poussa les gaz de la machine à fond et grimpa sur la tête du policier.
Paul aperçut une dernière fois ses deux yeux bruns à l’expression horrifiée, vit les lambeaux de la chemise kaki qui pendaient d’un bras soulevé dans un dérisoire effort pour se protéger, et lorsque les yeux disparurent, il se détourna.
Le ronflement suraigu de la tondeuse s’étouffa brusquement et il y eut une rapide série de sons hachés étrangement liquides.
Les yeux clos, Paul vomit à côté du fauteuil roulant.